“L’Ancienne à la coiffe innombrable” (1er trimestre 1922)

Manuscrit à l’encre noire, avec corrections, d’un article non daté intitulé “L’Ancienne à la coiffe innombrable” que Saint-Pol-Roux destinait à La Dépêche de Brest : le poète a inscrit au crayon à l’angle supérieur gauche des deux pages le nom abrégé, “Coudu“, du directeur du quotidien breton, Louis Coudurier ; il a également noté au même angle de la première page : “Prière bien réviser les épreuves s-v-p“. 2 pages (20,5 x 31 cm). Provenance : don René Rougerie.

À notre connaissance, l’article ne parut pas dans La Dépêche de Brest ni ailleurs. Cet inédit témoigne de l’implication de Saint-Pol-Roux dans la fondation, par son amie Magda Tarquis, de la société d’art “Les Chevaliers de la Table Ronde”. Le 23 janvier 1922, un premier article, signé Jean Royère mais rédigé par le poète, avait paru dans La Dépêche, annonçant la renaissance — sous la forme d’une moderne compagnie théâtrale — des Chevaliers de la Table Ronde. L’idée étant semée, Saint-Pol-Roux avait sans doute prévu, dans la foulée — c’est-à-dire en février ou mars —, de donner une série d’articles précisant les contours et les buts de l’entreprise ; mais, ce “premier article” ne passant pas, il aura abandonné le projet. Ce qui n’empêchera pas la compagnie, dédiée à la promotion des arts et de l’artisanat bretons, de voir le jour quelques semaines avant l’été et d’organiser une première manifestation le mercredi 7 juin à la salle du foyer du soldat (Brest). Le poète y donnera une causerie reprenant le titre de l’article non publié “L’Ancienne à la coiffe innombrable”. Le texte de cette conférence inaugurale ne nous est malheureusement pas parvenu, mais les rares extraits reproduits dans la presse prouvent qu’elle n’emprunta à l’article que son titre : “Un chef-d’œuvre populaire, cela bat comme un cœur de foule, cela se situe comme un centre de race, cela dégage de l’immortalité… c’est du radium humain. […] C’est un moment de Dieu dans l’homme“, pouvait-on lire par exemple dans Paris-noticias du 6 juillet 1922.

Saint-Pol-Roux participa activement aux manifestations organisées par Magda Tarquis et Les Chevaliers de la Table Ronde. Le 1^er juillet 1922, il donnait avec la compagnie un récital poétique breton au théâtre de Morlaix. Dans les premiers jours de juin 1923, il se trouvait au château de Kerjean pour la reconstitution des danses anciennes de Bretagne. Le 21 octobre 1924, il faisait paraître dans Comœdia un assez long article, “Une rencontre avec la providence : Renaissance de Bretagne“, rendant hommage à l’action de Magda Tarquis et de la compagnie. La société d’art ne semble pas avoir survécu au-delà. Mais la métaphore inventée par Saint-Pol-Roux pour désigner la Bretagne est restée, et lorsque Paul-T. Pelleau réunira les poèmes bretons du Magnifique après sa mort, il l’intitulera simplement L’Ancienne à la coiffe innombrable (Nantes, édition du Fleuve, 1946).

L’ANCIENNE

à la coiffe innombrable

(Premier article)

La Fédération des Arts bretons.

Un Ordre moderne, populaire, et son grand-maître.

Le Trésor nécessaire.

« Les Chevaliers de la Table Ronde devraient renaître en Bretagne, pour le bien de sa Beauté passée, présente et future. »

(Dépêche de Brest, 23 janvier^[1].)

Prononcée par moi fut en effet la phrase en exergue, laquelle me jaillit des lèvres à mes premiers pas sur un sol dont l’enchantement m’avait grisé soudain du subtil hydromel essorant des bruyères, genêts, immortelles…

Souventefois elle m’est rappelée, ou bien c’est moi qui, comme naguères, dans une réponse aux Amis des Arts de Brest, la commente, non sans l’amplifier. Car, si j’entrevis d’abord une action par le moyen d’une corporation dramatique, qu’il importerait d’organiser, mieux encore l’aperçois-je depuis dans une association de tous les Arts de la province bretonne ; ce qui se trouvait en puissance dans mon intention première, si l’on veut bien accorder un caractère global à un dramatisme intense et déployé.

Or, ai-je appris du distingué conservateur du Musée brestois, M. Léonard, une Fédération fut préconisée, dès 1914, par les délégués à Rennes de maintes sociétés de notre région, en leur juste compréhension de s’agréger enfin. Complimentons ces clairvoyants, que nous inciterions à s’orienter vers une intégrale union « des arts, sciences, métiers, gloires, légendes et toutes merveilles de la Bretagne ».

*

À franc parler, par-dessus cette Fédération, en résultant et la dominant comme le sommet d’une pyramide sa base, j’estimerais habile d’instituer un groupe d’élection particulièrement dévoué à la cause bretonne. Envergurale, massive, dans l’impouvoir fréquent, vu sa masse et son envergure, de se mouvoir en tous sens utiles, une Fédération suggère parfois cet aigle de mer qui, tombé au sol, n’en peut repartir s’il ne parvient, au moyen de ses rémiges, à créer de l’espace sous lui, en un mot s’il ne fouette un air suffisant en le but de s’en étayer pour se hausser librement vers le large. Eh bien, l’éparse énergie de cette Fédération gagnerait à être inspirée par une autorité s’inspirer d’une suprématie tutélaire, régulatrice, sans cesse en éveil, qui la propulserait aussitôt dans le vent robuste de la Vérité.

Au-dessus de cette Fédération, dont il serait l’expression la meilleure et la plus adéquate aux sympathies de la Bretagne traditionnaires, je verrais donc un Ordre — eh pourquoi pas ? — oui, un Ordre indépendant, d’âme populaire et de régime moderne, cela va sans dire, un Ordre enfin où les premiers artistes de cette province la Bretagne (auxquels on adjoindrait à nombre égal savants, ouvriers d’art, ingénieurs, délégués des chambres de commerce, notabilités paysannes, maritimes, industrielles et touristiques) groupés autour d’un grand-maître choisi — un Anatole Le Braz, par exemple, ou quelqu’un de ses pairs — s’occuperaient ardemment, j’ose dire tentaculairement de la défense, de l’illustration et même, le cas s’imposant, de l’exploitation délicate des valeurs armoricaines.

Il m’apparaît singulier d’user du terme profane ici d’exploitation, mais la chose deviendra de plus en plus inéluctable, ne fut-ce que pour arracher aux appétits forains et grossiers le patrimoine sacré. Certes, croyons désormais à un commerce spirituel à côté de l’autre, et même se soutenant tous deux, aux nobles fins de sauvegarder l’Art et d’en assister les projets. L’excès de spéculation morale chez les uns déclenche chez les autres l’excès de spéculation pratique. Pourquoi donc les artistes, éternels désarmés, ne concilieraient-ils pas entre eux [mot barré] ces spéculations dans le sens but de subvenir aux tâches du progrès ? Ne point s’effrayer d’une organisation nouvelle, en un temps où tout s’organise ou bien se réorganise, et où même les désorganisations ne sont en somme que d’autres organisations à rebours.

Cet Ordre serait la pensée, cette Fédération serait l’action. Plus compacte apparaîtrait dans un Ordre l’indispensable autorité qui souvent se subdivise et parfois s’éparpille dans une Fédération, si soudée soit-elle, de par le jeu lent mais fatal des susceptibilités toujours paralysantes des prérogatives, des villes, des départements, jeu que saurait prévenir et conjurer une direction avertie.

Cela posé, n’apercevez-vous pas les Chevaliers de la Table Ronde se présenter d’eux-mêmes — à la moderne ?

*

Je n’émets là que le strict devoir d’attiser les meilleures volontés et de précipiter un résultat désirable, mes arguments ne s’alimentant qu’à mon adoptive admiration pour la Bretagne, dont les précieux intérêts réclament l’appui des véritables fidèles.

Défendre les merveilles chefs-d’œuvre acquises, en produire de présents, en provoquer de futurs, voilà, pensons-nous, le programme.

^[1] Saint-Pol-Roux reproduit en épigraphe le titre de l’article publié en première page de La Dépêche de Brest du lundi 23 janvier 1922. Le fidèle Jean Royère, qui le signa, avait accepté de recopier l’article, écrit en réalité par le poète, et de le soumettre en son nom à Louis Coudurier, le directeur du quotidien. L’article est reproduit dans le Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 9-10, p. 143-146.