“à Saint-Pol-Roux” : petite anthologie de poèmes dédiés au Magnifique, à l’occasion du Printemps des Poètes (14. – Charles Vildrac)

Charles VILDRAC

Charles Vildrac, par Henri Doucet (1907)

Le nom de Charles Vildrac (1882-1971) est historiquement lié à l’une des plus intéressantes entreprises artistiques et littéraires du début du XX^e siècle : l’Abbaye de Créteil, dont il fut l’initiateur et l’un des fondateurs avec Georges Duhamel, René Arcos et Albert Gleizes. Cette utopie, conçue dès 1905 – « Je rêve l’Abbaye, — oh, sans abbé ! — / Je rêve l’Abbaye hospitalière / À tous épris d’art plus ou moins crottés / Parce que plus ou moins déshérités… » – sur le modèle de la Thélème de Rabelais « contre l’hostile erreur qui tant postille / Par son faulx style empoisonneur du monde », se concrétisa l’année suivante. La maison de Créteil qu’investit cette jeune communauté de poètes et d’artistes devint lieu de création et d’édition, car les « abbés » se firent ouvriers-typographes sous la direction de Lucien Linard. Ce qui unissait les membres de l’Abbaye et attirait à elle nombre de sympathisants, c’était une même volonté – dans les domaines artistique aussi bien que poétique – d’exprimer plus directement, plus simplement aussi, la vie que ne l’avait fait la génération symboliste. Que Jules Romains, qui y fit éditer la première édition de La Vie unanime, participât à l’aventure, cherchant, de l’avis de certains, à trop imposer ses vues, témoigne de cet élan vers une expression nouvelle de la modernité et de ses manifestations. Malheureusement, l’Abbaye fit long feu et les « abbés » se séparèrent en janvier 1908, poursuivant, souvent avec succès, leur carrière individuellement.

Saint-Pol-Roux, qui soutiendra l’Abbaye, était une admiration ancienne de Vildrac comme en témoigne le poème que nous reproduisons, extrait de son premier recueil achevé d’imprimer pour les éditions du Beffroi le 12 octobre 1905. Et à la mort du poète, l’auteur du Livre d’amour se souviendra avec émotion de son aîné :

Lorsque, à l’automne de 1940, commença à circuler, avec la nouvelle de sa mort, le récit de son calvaire, notre douleur et notre révolte s’accrurent dans un sentiment d’horreur.

Ce pur entre les purs, ce grand artiste, qui avait consacré sa longue vie au culte de la Beauté, ne tombait pas, comme en 1915, son fils, frappé dans sa chair, mais atteint à l’âme par la plus abjecte sauvagerie, par une laideur sacrilège.

En Saint-Pol-Roux s’harmonisaient les plus hautes vertus, les attributs les plus prestigieux du poète : noblesse, ferveur, apostolat, héroïsme et la grâce, toutes les grâces.

“Si l’on gardait…”

À Saint-Pol-Roux

Si l’on gardait, depuis des temps, des temps,

Si l’on gardait, souples et odorants,

Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,

Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,

Crinières de nuit, toisons de safran,

Et les cheveux couleur de feuilles mortes,

Si on les gardait depuis bien longtemps,

Noués bout à bout pour tisser les voiles,

Qui vont sur la mer,

Il y aurait tant et tant sur la mer,

Tant de cheveux roux, tant de cheveux clairs,

Et tant de cheveux de nuit sans étoiles,

Il y aurait tant de soyeuses voiles

Luisant au soleil, bombant sous le vent,

Que les oiseaux gris qui vont sur la mer,

Que ces grands oiseaux sentiraient souvent

Se poser sur eux,

Les baisers partis de tous ces cheveux,

Et puis en allés parmi le grand vent…

*

Si l’on gardait depuis des temps, des temps,

Si l’on gardait, souples et odorants,

Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,

Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,

Crinières de nuit, toisons de safran,

Et les cheveux couleur de feuilles mortes,

Si on les gardait depuis bien longtemps,

Noués bout à bout pour tordre des cordes,

Afin d’attacher

À de gros anneaux tous les prisonniers

Et qu’on leur permit de se promener

Au bout de leur corde,

 

Les liens de cheveux seraient longs, si longs,

Qu’en les déroulant du seuil des prisons,

Tous les prisonniers, tous les prisonniers

Pourraient s’en aller

Jusqu’à leur maison…

*

Si Clothon avait après sa quenouille,

Au lieu du fil court mesurant mes jours,

Tous les cheveux longs, tous les cheveux lourds,

Couleur de soleil et couleur de rouille,

Couleur de corbeau,

Et couleur argent des troncs de bouleaux,

Si Clothon avait après sa quenouille

Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,

Je serais si vieux, si seul et si las,

En haut de ma tour, sans regards en bas,

Et sans espérer plus voir rien venir,

Je serais si lourd des lourds souvenirs

De tous ceux partis,

Que j’appellerais la Mort ! — à grands cris !…

“Si l’on gardait…” est extrait de Poèmes 1905 (Lille, Éditions du Beffroi, 1905, p. 77-82).

Petite anthologie des poèmes dédiés “à Saint-Pol-Roux“

10/03/2024 : Jean Ajalbert, “Chanson d’Ille-et-Vilaine”

11/03/2024 : Éphraïm Mikhaël, “L’Hiérodoule”

12/03/2024 : Jules Méry, “Vainement”

13/03/2024 : Camille Mauclair, “Décor romanesque”

14/03/2024 : Remy de Gourmont, “Prose pour un poète”

15/03/2024 : Édouard Dubus, “Pantoum du feu”

16/03/2024 : Emmanuel Signoret, “La Maison des rossignols”

17/03/2024 : André Ibels, “Vers d’airain pour Saint-Pol-Roux”

18/03/2024 : Paul Fort, “Le Fou et les clowns”

19/03/2024 : Michel Féline, “La Princesse magnifique”

20/03/2024 : Henri Degron, “Fleurs”

21/03/2024 : Jehan Rictus, “La Dame de proue”

22/03/2024 : Émile Boissier, “Le Mimosa”

23/03/2024 : Charles Vildrac, “Si l’on gardait…“